V.
Agrippa
- 2005
LA DEMONOLOGIE CHEZ LES
TZIGANES DE TRANSYLVANIE
« A une époque très reculée,
racontent les Tziganes de Transylvanie, la reine des Bonnes Fées, les Keshalyi,
était une belle jeune fille qui vivait dans son palais rocheux de la haute
montagne. Elle s'appelait Ana. Mais, dans les profondeurs de la terre,
habitait le peuple des démons, les Loçolico, esprits terrestres qui
avaient été des hommes au début, mais que le diable avait transformés en démons
affreux. Leur roi était transporté d'amour pour la belle et pure Ana. Quand
il se présenta à elle, la princesse, épouvantée de son aspect, le repoussa avec
horreur. Alors les Loçolico attaquèrent à l'improviste les Keshalyi, en
dévorèrent un grand nombre et se préparaient à les exterminer tous lorsque la
princesse Ana, pour les sauver, consentit à épouser l'affreux monstre,
leur roi.
« Mais la princesse éprouvait
pour son époux un tel dégoût qu'il lui était impossible de se donner à lui.
Désespéré, celui-ci errait à l'aventure, quand il rencontra un crapaud doré.
...Le crapaud doré conseilla au roi de faire manger à son épouse la cervelle
d'une pie. Bientôt après, la reine tomberait dans un profond sommeil, et il
pourrait alors faire d'elle ce qu'il voudrait. Le.. roi suivit ce conseil et
pus ainsi aimer Ana dans son sommeil.
« La reine donna alors le
jour à un démon, Melalo qui avait l'apparence d'un oiseau à deux têtes
et dont le plumage était d'un gris sale. (Melalo est le démon le plus
redouté des Tziganes.) De ses griffes aiguës, il déchire les cœurs et lacère
les corps; d'un coup d'aile il étourdit sa victime et quand celle-ci se
réveille de sa défaillance, elle a perdu la raison. Il fomente la fureur, la
frénésie, le meurtre et le viol. Comme il doit sa naissance à la cervelle d'une
pie, ceux qu'il a frappés de démence déraisonnent dans leurs discours comme la
pie.
- «Après la naissance de Melalo,
Ana,continua à se refuser à son mari. Mais lorsque Melalo eut grandi,
il exigea.aussi qu'on lui donnât une femme. C'est pourquoi il, conseilla à son
père de cuire un poisson dans du lait d'ânesse, puis de
jeter quelques gouttes de ce philtre dans l'organe sexuel de sa femme pendant
son sommeil et de la posséder ensuite.
. «Neuf jours après cette
étreinte, Ana enfanta un démon femelle, Lilyi, la Visqueuse. Elle
fut l'épouse de Melalo. Son corps est celui d'un poisson avec une tête
d'homme, des deux côtés de laquelle pendent neuf .barbes ou fils gluants. Quand
ces fils pénètrent dans le corps d'un homme, celui-ci contracte aussitôt une
affection catarrhale.
« Le roi ne pouvait aimer sa
femme que lorsque Melalo l'avait d'abord endormie de ses vapeurs. Or Melalo
eut beaucoup d'enfants et le roi en était jaloux. Melalo, l'ennemi
des hommes, voulait les empêcher de se multiplier. Il accepta donc d'endormir
sa mère, dans l'espoir qu'elle mettrait au monde de nouveaux démons; assez
nombreux et assez forts pour détruire toute la race humaine. Sur le conseil de,
Melalo le roi mangea donc un cerf-volant et une écrevisse. Alors Melalo
endormit Ana qui enfanta le démon Tçulo.
« Tçulo, l'Epais, le
Ventru, a l'apparence d'une petite boule hérissée de piquants. Il s'insinue
dans le corps humain et, en s'y roulant à l'intérieur, il provoque de violentes
douleurs au bas-ventre. Il tourmente surtout les femmes enceintes. Tçulo persécuta
même sa sœur Lilyi.
« Pour se débarrasser de cet
importun, Melalo conseilla à son père de procréer une fille qui serait
sa femme. Et c'est ainsi que naquit Tçaridyi, l’Ardente. Elle a le corps
d'un petit ver couvert de poils. Quand elle réussit à pénétrer dans le corps
d'un homme, elle cause des fièvres brûlantes, et surtout la fièvre puerpérale
des femmes en couches. Tçulo et sa femme tourmentent beaucoup les
malades, mais causent rarement leur mort.
« A l'instigation de Melalo,
le roi fit cuire une souris sur laquelle il avait craché et en prépara une
soupe qu’il dônna à manger à sa femme. Celle-ci tomba malade et, comme elle
buvait de l'eau, une souris blanche s'échappa de sa bouche. C'était Schilalyi,
la Froide. Elle a de petits pieds en grand nombre et provoque la fièvre
froide.
« Mais lorsque Schilalyi se
mit à molester ses frères et sœurs, Melalo inspira à son père l'idée de
manger de l'ail sur lequel il avait d'abord uriné; puis le roi visita sa femme.
Elle donna le jour à Bitoso, qui devint l'époux de Schilalyi.
Bitoso, le Jeûneur, est un petit ver à plusieurs têtes qui
provoque des maux de tête et d'estomac; il est cause aussi du manque d'appétit.
Ses nombreux enfants provoquent des coliques, des bourdonnements d'oreilles, des
maux de dents et des crampes.
« Ana eut une éruption
cutanée. Melalo lui conseilla de se faire lécher par des souris; c'est
ce qu'elle fit; mais l'une des souris pénétra dans son ventre. Elle enfanta Lolmischo
, la souris rouge. Quand Lolmischo court sur la peau d'un homme
endormi, celui-ci est bientôt couvert d'eczéma.
« Ana était
profondément malheureuse d'avoir mis au monde tant de monstres. Elle demanda à Melalo
ce qu'elle devait faire pour être stérile. Il lui proposa de se faire
enterrer dans un tas de fumier. Elle y consentit, mais un bousier se glissa
dans son corps. Elle donna le jour à Minceskro, qui provoque les
maladies du sang. Minceskro est un démon femelle. Elle épousa son frère Lolmischo.
Leurs enfants furent nombreux. Ce sont eux qui donnent la petite vérole, la
scarlatine, la rougeole, etc.
« Finalement les Keshalyi firent
manger à Ana désespérée un gâteau où elles avaient mêlé des poils de
chien des enfers (?), de la poudre de serpent et des poils de chat. Et, lorsque
le roi l'eut visitée, elle enfanta Poreskoro, le plus terrible de tous
les démons. C'est un hermaphrodite, -qui peut se féconder lui-même. Il a quatre
têtes de chat et quatre têtes de chien, sa queue est un serpent à la langue
fourchue. C'est lui et ses enfants qui provoquent les pires épidémies: la
peste, le choléra, etc., ainsi que les plus funestes épizooties.
« Le roi fut si effrayé de
cette épouvantable postérité qu'il rendit la liberté à Ana, à la
condition que chaque femme des Keshalyi ayant atteint l'âge de 999 ans serait
livrée à ses Loçolico. Depuis ce temps, Ana vit seule dans un
château inaccessible au milieu des rochers. Elle ne se montre que très
rarement, et seulement sous la forme du crapaud doré.
Cette légende est
passionnante, car elle touche à la fois à la démonologie, à la sexologie et à
la médecine tziganes.
Nous ne considérerons pour
l'instant que l'aspect démonologique. Et d'abord que peuvent signifier
les noms des personnages de cette effarante histoire? .
La reine des Fées s'appelle Ana.
Elle est pure et belle. Elle- vit sur une montagne. C'est la princesse type
des contes de fées. Et si elle donne naissance à tant de
démons, il ne paraît pas que ce soit tellement sa faute. Mais d'où vient-elle?
« Il existait chez les Celtes une grande déesse nommée Dana ou Danu. Selon
Mac Cullogh, elle donna son nom à tout le groupe de divinités celtiques, et
elle est appelée leur mère. Elle était parente de la déesse Ana ou Anou
que Cormac qualifie de mater deorum hibernensium. Cormac associe
d'ailleurs le nom Anou et le mot Ana « abondance ». Impossible de
ne pas songer à la déesse nourricière des Romains, Anna Perenna) qui
était elle-même l'Anna Pourna du brahmanisme. Si le celte ana signifie
abondance, le sanscrit anna signifie nourriture. L'Ana ou Dana
celtique (de signifie « de la déesse») est donc une sœur de toutes
ces .déesses-mères portant un nom analogue à notre « mama» ; un des noms de
Cybèle était Nanna) et chez les Germains, la belle Nanna était
femme du dieu Balder. Comme déesse chtonienne, Dana était gardienne des
morts et devait exiger des sacrifices humains. Il existe, dans le folklore du
Leicestershire, une Black Annis anthropophage qui habite une caverne.»
Si cet auteur n'a pas connu
l'existence de l'Ana tzigane, on m'accordera quand même qu'il y a là un
étrange rapport de similitude. Cette Ana celtique d'où, qui plus est,
dérive notre sainte Anne, sainte Anne qui, à Cungin dans l'Aube, ou à
Saint-Sulpice dans la Dordogne, donne la pluie, sainte Anne surtout qui, à
Chartres, est... noire.
Il semble donc que l'on ait
affaire, une fois de plus, à l'abâtardissement d'un culte archaïque, lui-même
déjà soumis à de multiples déformations.
Le premier fils d'Ana, Melalo)
porte un nom typiquement tzigane. il signifie: sale, obscène. C'est un
oiseau à deux têtes. Comme le souligne le docteur Bing « On rencontre déjà
l'oiseau à deux têtes chez les Hittites, qui l'apportèrent à Byzance où il
devint le célèbre oiseau héraldique, et 'passa alors sous cette forme sur le
blason de l'ancienne Russie et sur celui de l'Autriche. »
Le second enfant d'Ana est Lilyi.
Une correspondance avec la Lilith de la Bible vient tout de suite à l'esprit.
Déjà les Babyloniens connaissaient des démons nocturnes parmi lesquels Lilu,
Lilitu et Ardat Lili. Ce nom se retrouve dans la tradition juive où Lilith, la
première femme d'Adam, enfanta des géants et des démons. L'iconographie classique
la représente volontiers sous l'aspect d'une femme-serpent. Or elle se nomme
chez nos Tziganes la Visqueuse. Les traducteurs arabes l'appellent ghul, dont
nous avons fait la goule, dévoreuse des hommes endormis. En outre, Lilith
figure sur les amulettes et talismans protecteurs de l'accouchée chez les juifs
alsaciens et sur ces mêmes talismans (dits Scheimostafeln) apparaissent
également des invocations à Sini et Sinsini, personnages des plus
mystérieux qu'on retrouve mentionnés dans des manuscrits roumains du XVIIIe
siècle et qu'on rapproche d'habitude des saints grecs Sisynios et Sinsini...
Il est possible qu'il s'agisse là des Sigynnes, ce peuple décrit par
Hérodote et venu de l'Iran que Mayani signale avoir été identifié avec les
Tziganes. Je ne fais là qu'indiquer un rapprochement; assez suspect d'ailleurs.
Les autres noms portés par
les démons de la lignéé d'Ana ont une résonance tout à fait tzigane.
Ainsi Lolmischo qui veut dire souris rouge. Celui même des fées Keshalyi
semble être calqué sur Kachli, fuseau: reparaîtrait donc ici le
vieux rapport fée-fuseau attesté à peu près partout. Une invocation contre la
stérilité précise: Keshalyi, lispersen... (Keshalyi, filez...) Mais
cette racine kesh existe en hébreu (kishhep, magie) et en
akkadien (kashshapu, sorcier). Alors?
Nous retrouverons les Keshalyi
et leur symbolisme multiple dans les rituels de la vie quotidienne et de la
médecine. Mais elles ne sont pas les seules fées tziganes. Beaucoup plus
classiques sont les Ursitory que Matéo Maximoff a traités dans le roman
qui porte ce titre. Les Ursitory sont trois fées de sexe masculin qui,
la troisième nuit de la naissance, descendent vers l'enfant et décident de son
avenir. Personne n'a jamais pu les voir, sauf le bébé. Et il faut être trois
encore pour entendre leur voix : l'enfant, la mère et la sorcière (la drabarni,
c'est-à-dire :.la femme aux herbes). Personne non plus ne peut défaire les
sorts jetés par eux. La croyance en les Ursitory semble se limiter aux
Tziganes de Roumanie.
Le même symbolisme du chiffre
trois ou de son multiple neuf régit les manifestations d'une autre catégorie de
fées; très féminines celles-ci, les Matiya. Elles sont étonnamment
belles et jeunes tant qu'elles sont vierges. Mais poussées, elles aussi, par le
désir de multiplication, elles séduisent les hommes et se donnent à eux. Leurs
partenaires en meurent généralement, tels des bourdons. Mais les Matiya en
même temps perdent jeunesse et beauté. En échange, elles engendrent trois
jumelles. Malgré leurs ravages limités, elles doivent être assimilées aux
goules classiques.
Bien qu'il intéresse d'abord
le culte des morts, je dois parler ici du vampire tzigane. Il porte le nom de Mulo
(pluriel MuIé) qui signifie exactement : qui est mort (participe
passé du verbe merav, mourir). C'est en effet l'âme d'un mort. Certains
groupes tziganes distinguent entre les Mulé et. les Suuntsé (pluriel
de Sunto, saint), les premiers représentant les esprits des hommes morts
accidentellement ou ayant mérité les tourments de l'enfer, les seconds étant
les esprits des nouveaux habitants du paradis.
Seuls, cependant, les Mulé
ont une importance certaine. Il est bien entendu que les morts tziganes, à l'exclusion
de tous autres, font d'authentiques Mulé. Les Tziganes ne craignent
aucunement les fantômes gadjé et rien ne les retient par exemple de coucher
dans un cimetière.
Les Mulé ne vivent que
la nuit. Chez les Tziganes de Hongrie, il est recommandé de ne pas jeter
d'ordures ni d'eau chaude hors de la tente ou de la roulotte après le coucher
du soleil: le Mulo ainsi atteint se vengerait aussitôt. Mais les Mulé
vivent aussi à midi juste. Le moment, en effet, où le soleil passe du
levant au couchant marque un temps mort. N'est-ce pas Stendhal qui a parlé de
l'heure ténébreuse de midi? Les Espagnols en tout cas sont fort sensibles à ce
moment crucial. Pour les Tziganes, lors de cet instant fugace, les arbres, la
route, les moindres objets appartiennent aux Mulé. A midi, ils cessent
de voyager, comme il leur est interdit de voyager après le coucher du soleil.
Midi, c'est l'heure où l'ombre n'existe pas; il faut voir dans cette croyance
un rapport, non seulement avec le rôle psychopompe du soleil, mais avec le
problème du Double. Le Mulo semble bien être en effet le Double du mort.
Zanko précise bien: « le siège de Mulo, son point d'attache,
c'est le corps de l'homme mort. Sa demeure, c'est la tombe ou le tombeau du
défunt. Mais il n'est pas rivé au corps. La mort l'a libéré, il peut errer,
voyager, aller et venir, à partir de cette base. Il n'est pas le cadavre. Il
est l'homme lui-même, sous la forme de son double ».
Ainsi au chant du coq, le Mulo
retourne-t-il dans la tombe. Mais ce n'en est pas pour autant un vampire du
type classique. S'il est capable encore d'appétit sexuel et de commerce
charnel, il ne suce pas le sang de ses victimes à la manière d'un vulgaire broucolaque
de l'univers austro-hongrois des films d'épouvante. La trop abondante
bibliographie consacrée au vampire m'empêche de chercher des relations exactes
entre celui-ci et le Mulo des Tziganes. Il est évident cependant que
dans toute l'Europe centrale, l'importance effarante du vampire, son culte
pourrait-on dire, ne pouvait laisser les Tziganes indifférents. Cependant,
comme l'a remarqué Kamill Erdös, des traces nettes de croyance à la
métempsychose ont été relevées chez les Tziganes des Karpates et c'est dans le
sens du spiritus latin, du pneuma "grec qu'il faut chercher
la signification du Mulo.
Comment le Mulo tourmente-t-il
les vivants? Cela dépend essentiellement du groupe tzigane auquel il a affaire.
Chez les Kalderas de Zanko, le fantôme du mari mort reparaît le soir à
la porte du camp et réclame sa veuve. Il passe la nuit avec elle et rien, après
tout, ne prouve que ce soit pour elle un si grand tourment. Dans les romans de
Maximoff, c'est sous l'aspect d'une fille voluptueuse qu'il conduit un bon
jeune homme au suicide. Bien que l'on parle habituellement du rôle terrible du Mulo,
je n'ai trouvé aucun exemple de pratique monstrueuse ou criminelle. A titre
de curiosité, je citerai ce qu'on peut lire à propos du Mulo dans
l'Encyclopédie de Pallas: « Le Mulo est une figure vampiristique.
L'enfant mort-né devient mulo, il grandit jusqu'à sa huitième année, ce
n'est qu'alors qu'il rentre au pays des morts. Dans son corps il n'y a pas
d'os, et ses mains sont sans doigts du milieu qu'il doit laisser dans sa tombe.
Une fois par an, à son anniversaire, ses compagnons le font cuire, afin qu'il
regagne sa force. La nuit du Nouvel An, les mulé enlèvent des femmes
qu'ils font cuire en grands chaudrons pour qu'elles perdent leurs os et
deviennent des femmes-mulo sans os.
Bibliographie
:
Jean Paul Clébert « Les tziganes » 1961 ED.
Arthaud.
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