BERGERS On est encore persuadé, dans presque tous nos
villages, que les bergers commercent avec le diable, et qu'ils font
très adroitement des maléfices. Il est excessivement dangereux, assure-t-on,
de passer près d'eux sans les saluer; ils fourvoient loin de sa route le
voyageur qui les offense, font naître des orages devant ses pas et des
précipices à ses pieds. On conte là-dessus beaucoup d'histoires terribles.
Un voyageur, passant à cheval devant une petite
chapelle située à l'entrée d'une forêt du Mans renversa par mégarde un vieux
berger qui croisait sa route. Comme il était fort tard, le cava-lier pressé ne
s'arrêta pas pour relever ce bon homme, et ne chercha pas même à lui demander
excuse. Le berger, se tournant vers le voyageur, lui cria qu'il se
souviendrait de lui. L'homme à cheval ne fit pas d'abord attention à cette
menace; mais bientôt, réfléchissant que le berger pouvait lui jeter un
maléfice, ou tout au moins l'égarer, il eut regret de n'avoir pas été plus
honnête.
Comme il s'occupait de ces pensées, il entendit
marcher derrière lui : il se retourne et entrevoit un grand spectre, nu,
hideux, qui le poursuit... C'est sûrement un fantôme envoyé par le berger...
Il pique son cheval qui ne peut plus courir. « Grand Dieu! je suis
ensorcelé!... » Pour comble de frayeurs, le spectre saute sur la croupe du
cheval, enlace de ses deux longs bras le corps du cavalier, et se met à hurler
d'une force épouvantable. Le voyageur fait de vains efforts pour se dégager du
monstre, qui continue de crier d'une voix rauque et sépulcrale. Le cheval
s'effraie des cris, et cherche à son tour à jeter à terre sa double charge. Le
cavalier ne savait plus à quel saint recourir, lorsqu'enfin une ruade de
l'animal renverse le spectre, sur lequel le pauvre homme ose à peine jeter les
yeux. II a une longue barbe sale; le teint pâle, les yeux hagards; il fait
d'effroyables grimaces... On pourrait même distinguer deux cornes au milieu de
ses cheveux hérissés...
Le cavalier fait un grand signe de croix, et fuit
au plus vite : arrivé au prochain village, il raconte sa mésaventure. On lui
apprend que le spectre qui lui a causé tant de frayeur est un fou échappé, qu'on cherche depuis quelques heures.
Mais beaucoup de maléfices de bergers ont eu des
suites plus fâcheuses. Un boucher avait acheté un demi-cent de moutons sans
donner le pour-boire au berger de la ferme. Celui-ci se vengea en prononçant
une prière magique; et, lorsqu'ils passèrent le pont qui se trouvait sur leur
route, tous les moutons se ruèrent dans l'eau la tête la première.
On conte aussi qu'un certain berger avait fait un
petit talisman avec la corne des pieds de ses bêtes, comme cela se pratique
pour conserver les troupeaux en santé. Il portait, selon sa coutume, ce
talisman dans sa poche : un berger du voisinage parvint à le lui escamoter; et,
comme il lui en voulait depuis longtemps, il mit ce talisman en poudre, et
l'enterra dans une fourmilière, avec une taupe, une grenouille verte et une
queue de morue, en disant : maudition, perdition, destruction. Il fit ensuite
une neuvaine de chapelet, et au bout de neuf jours il déterra son maléfice et
le sema dans l'endroit où devait paître le troupeau de son voisin qui fut
entièrement détruit.
D'autres bergers, avec trois cailloux pris en
différens cimetières, et certaines paroles magiques, donnent des dyssentries,
envoient la gale à leurs ennemis, et font mourir autant d'animaux qu'ils
souhaitent. Quoique ces pauvres gens ne sachent pas lire, on craint si fort
leur savoir et leur puissance, dans quelques villages, qu'on a bien soin de
recommander aux voyageurs de ne pas les insulter, et de passer auprès d'eux
sans leur demander quelle heure il est, quel temps il fera, ou telle autre
chose semblable, si l'on ne veut avoir des nuées, être noyé par des orages,
courir de grands périls, et se perdre dans les chemins les plus ouverts.
Il est bon de remarquer que, dans tous leurs
maléfices, les bergers emploient des prières adressées pour la plupart à la
sainte Vierge, et que les Pater, les Ave, les neuvaines de chapelet, sont leurs
grands ressorts pour faire mourir les moutons.
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